Certains d’entre vous ont fréquenté le camp de Montlhéry et se sont peut-être interrogés sur l’origine de l’appellation d’une clairière située en plein milieu de celui-ci. Le lieutenant Lang, alors officier de tir de la 1ère batterie du 1er RAMa témoigne de deux anecdotes sur le maréchal Koulikov, puisque c’est bien cet illustre personnage qui a donné son nom à cette clairière.

Cela se passait le 19 septembre 1973. Le Régiment de Marche du Tchad était stationné dans ce camp. En ce temps-là, j’étais officier de tir à la 1ère batterie du 1er RAMa établi à une quarantaine de kilomètres de là, à Melun. La 2ème Brigade Blindée, à laquelle appartenait les deux régiments, avait reçu pour mission de faire une démonstration de ses savoir faire au maréchal Koulikov, commandant en chef des forces du Pacte de Varsovie, l’équivalent de l’OTAN. Sans qu’on ne m’ait expliqué pourquoi il fallait faire cela devant le n° 1 de « l’ennemi rouge » et parce que mon commandant de batterie était indisponible, je fus prié d’aller montrer la façon dont les artilleurs français procédaient pour effectuer une mise en batterie inopinée censée … délivrer des feux sur … les copains du maréchal. Ce qui fut fait dans cette clairière qui porte désormais son nom.

Mais je ne résiste pas au plaisir de vous livrer deux autres moments forts de cette visite.

Le premier se déroule sur le terrain, tout de suite après les présentations. Nous étions trois unités élémentaires pour celles-ci. Outre ma batterie, il y avait une compagnie mécanisée et un escadron du RMT, car à cette époque ce régiment était mixte mécas / blindés. A la fin des démonstrations, les trois unités se présentèrent au maréchal. Celui-ci posa d’abord des questions stupides à nos marsouins et bigors, du genre « Quel est l’ordre d’allumage d’un moteur à six cylindres ? » ou « Qu’est-ce qui différencie un canon d’un obusier ? ». Puis,  demandant à s’entretenir avec les trois commandants d’unité (dont moi le « faisant fonction »), il commença par nous remettre la breloque d’officier d’élite de l’armée soviétique, puis il recommença ses questions à deux roubles. Il s’adressa au commandant de l’escadron, dont je ne peux taire le nom, il s’appelait Valentin. Voici la transcription de cet échange via un interprète.

Koulikov : «  Quel âge avez-vous, mon capitaine ? »
Valentin : «  J’ai 31 ans, Monsieur le maréchal »
Koulikov : «  A votre âge, je participais à la Guerre Patriotique (c’est ainsi que les russes, encore de nos jours, appellent la 2e Guerre Mondiale), et je commandais une division devant les nazis »
Valentin : « Mais à cet âge-là, Monsieur le maréchal, Napoléon avait déjà conquis Moscou ! ».

Voila qui était historiquement totalement faux, mais qui ne manquait pas d’à-propos et clouait le bec à ce cabot soviétique.

Le maréchal grommela quelques paroles que l’interprète jugea bon de ne pas traduire, le général Lefort qui l’accompagnait eut un petit sourire discret, le commandant de brigade était blême, et les trois commandants d’unités eurent le plus grand mal à garder leur sérieux.

La seconde anecdote se passe au mess, juste avant le déjeuner. A cette époque, je ne sais plus qui avait décidé qu’on ne servait plus, lors des manifestations officielles, de boissons d’origine étrangère. A l’apéritif, on ne proposa donc au maréchal que des vins cuits français, mais ni whisky, ni vodka. Par interprète interposé, il fit comprendre qu’il n’était pas venu en France afin de boire des sirops pour enfants. En désespoir de cause, on lui proposa un cognac bien de chez nous, qu’il accepta. Un immense verre-ballon lui fut amené dans lequel, classiquement, on remplit le fond. Le maréchal ayant déclaré qu’il voulait une dose pour grande personne, le verre fut donc entièrement rempli. Il le vida quasiment cul-sec et retendit son verre que, cette fois, il dégusta à petites gorgées. Durant le repas, il ne cracha pas sur les vins qu’on lui offrait et en guise de digestif … il s’envoya un nouveau verre plein de cognac !

Le lieutenant que j’étais en fut… estomaqué mais, au fond, un peu rassuré sur « l’efficacité » de l’Armée Rouge si, du haut en bas de la hiérarchie, ils avaient tous une pente aussi raide !